Cannabis - 5 - Modifications épigénétiques induites par le THC

 Modifications épigénétiques induites par le THC     

Le THC du cannabis est à l'origine de modifications épigénétiques. Elles peuvent s'observer chez un individu : dont les deux parents ou un parent seulement ont/a consommé la drogue avant sa conception (préconceptionnelle) ; ou dont la mère l'a consommée pendant la gestation (per-gravidique) ; ou enfin s'il s'est exposé au THC au cours de son adolescence ou ultérieurement. 

Exposition per-gravidique au THC — données humaines Effets tératogènes 

Au Colorado, où le cannabis a été légalisé à des fins thérapeutiques en l'an 2000, avec l'ouverture de dispensaires spécifiques assurant sa délivrance, 70 % de ces établissements recommandent son usage pour traiter les nausées du premier trimestre de la grossesse [11]. Le nombre de jeunes femmes ayant moins de 24 ans qui consommaient du cannabis pendant leur grossesse a presque doublé entre 2009 et 2016, passant de 12 à 22 % [12]. Dans les années 1970, des études s'étaient penchées sur les effets tératogènes du cannabis, alors que la fréquence de sa consommation ainsi que sa concentration en THC étaient nettement moindres qu'aujourd'hui. La population du Colorado se prêtait bien, ainsi, à la réalisation de l'étude effectuée par Reece et Hulse [13] ; elle portait sur l'évolution de la fréquence des manifestations tératogènes imputables à cette drogue. Alors que la consommation des autres drogues (alcool, tabac, cocaïne. . .) demeurait stable pendant la période 2000–2014, seule celle de cannabis s'était accrue, avec simultanément l'augmentation de nombreuses anomalies. Leur fréquence s'est accrue, selon leur nature, d'un facteur qui était de 5 à 37 fois supérieure à celle des naissances (qui s'accroissaient, elles, de 3,5 %). Il est apparu un excès de 11 750 anomalies majeures (+22 %) : spina bifida, microcéphalie, absence de cloison interauriculaire, syndrome de Down, absence de cloison interventriculaire. . . Ces chiffres sont impressionnants, les mécanismes qui président à ces anomalies peuvent avoir une base épigénétique, mais d'autres mécanismes peuvent être en cause [14,15]. 

Induction d'une vulnérabilité aux toxicomanies 

Des fœtus humains, issus d'avortements de gestantes consom- matrices de cannabis (avortement survenu autour de la vingtième semaine après la conception) ont été comparés à des fœtus du même âge, dont les mères n'en consommaient pas. Dans le noyau accumbens de ces premiers ont été observés : une diminution de l'ARNm codant les récepteurs dopaminergiques du type D2 ; ainsi qu'une raréfaction de ces récepteurs [16]. Cette observation qui était faite chez le fœtus humain a été reproduite en expérimentant sur des rattes gestantes, qui ont reçu du THC, à partir du 5e jour de leur gestation et pendant toute sa durée. Les ratons auxquels elles ont donné naissance pré- sentaient dans leur noyau accumbens, relativement à ceux issus de rattes n'ayant pas reçu de THC, une diminution de l'ARNm codant les récepteurs D2 (mesurée par hybridation in situ), ainsi que du nombre des récepteurs D2 (mesurée par radio liaison du 3H raclopride). Cette sous-expression / raréfaction des récepteurs D2 était persistante, puisque, observée chez les ratons âgés de 2jours, elle existait aussi chez les rats devenus adultes (62 jours). L'analyse des modifications épigénétiques associées a constaté : un accroissement d'un marqueur de cette répres- sion, la diméthylation (2me) de l'histone 3 sur la lysine/K en position 9 (2meH3K9) ; une diminution de la triméthylation (3me) de l'histone3 sur la lysine K en position 4 (3meH3K4) ; ainsi qu'une diminution de la ARN polymérase de type II au niveau du locus correspondant au récepteur D2. Chez ces rats adultes était observé un accroissement de l'effet appétitif de la morphine. 

Les effets dits « de récompense », de « renforcement » sont liés à une stimulation des récepteurs D2 du noyau accumbens (ou striatum ventral). Un sujet dont le nombre de récepteurs D2 est diminué dans le noyau accumbens, par rapport à la normale, sera plus qu'un autre tenté de recourir à des drogues, à n'importe quelle drogue. En effet, le mécanisme d'action commun à toutes les drogues, qui constitue le substratum de la dépendance psychique qu'elles induisent, réside dans l'accroissement de la concentration de dopamine dans la proximité de ces récepteurs D2 du noyau accumbens [17]. Une sous-expression/raréfaction des récepteurs D2 du noyau accumbens, pourrait ainsi sous-tendre une vulnérabilité à développer une toxicomanie. Cette déduction est corroborée dans cette étude par le fait que les rats dont les récepteurs D2 sont raréfiés, du fait de l'exposi- tion de leur mère au THC, manifestent à l'âge adulte, dans « l'épreuve du choix préférentiel d'un emplacement » (« place preference »), une localisation préférée dans le compartiment dans lequel ils ont reçu répétitivement de la morphine (alors que ce compartiment était pourtant, à l'origine, le plus aversif des deux). De façon réciproque, un transfert dans le noyau accumbens du Rat de l'ADN codant le récepteur D2, afin d'accroître le nombre de ces récepteurs, réduit l'auto administration d'alcool ou de cocaïne [18].

 Système immunitaire 

L'exposition à des cannabinoïdes pendant la gestation affecte les taux de cytokines, induit une apoptose des cellules lymphoïdes et facilite le développement de cellules suppressives du système immunologique. L'exposition per-gravidique du fœtus au THC perturbe ses réponses immunitaires innées et adaptatives, puis affaiblit tout au long de sa vie les défenses qu'il devra opposer aux infections et aux cancers ; un mécanisme épigénétique est impliqué dans ces effets [19]. Les activités immunosuppressives du cannabis reposent sur des mécanismes épigénétiques, qui procèdent : de modifications de micro- ARN ; de méthylations de l'ADN ; mais aussi des histones. L'exposition au THC réduit l'expression de Brca2, un gène sup- presseur de tumeur ; elle modifie aussi leurs promoteurs, elle réduit l'expression de Rorc, Tbx-21, Ifn-U, IL-2, alors qu'elle accroît l'expression des promoteurs de l'IL-4, de l'IL-5 et de CBX-1 [20]. 

Exposition au THC au stade préconceptionnel 

Murphy et al. [21] ont observé que les spermatozoïdes d'hom- mes en âge de procréer, consommateurs de cannabis, présentaient d'importantes modifications de méthylation de leur ADN. Un même constat a été effectué chez des rats ayant reçu du THC. Ces importantes modifications de leur méthylome portaient sur 10 % au moins des 3979 sites CpG explorés. Elles concernaient chez les hommes 177 gènes, avec un recouvrement notable avec les modifications observées chez les rats. Ces constats ne préjugent pas de la transmission de ces modifications à la génération suivante ; cependant des données récentes relativisent l'idée qui prévalait, selon laquelle ces modifications étaient toutes gommées à la génération suivante [22]. 

Le « marquage » épigénétique du locus des récepteurs D2 accumbiques ne s'efface pas chez des rats adultes, dont les parents avaient été exposés au THC avant leur conception. Les rats issus de parents exposés au THC avant qu'ils soient conçus manifestaient une appétence redoublée pour l'héroïne. Ils présentaient, outre des modifications de leur niveau d'expression des récepteurs D2 de la dopamine, une diminution des récepteurs du glutamate du type NMDA et de l'ARNm qui leur correspond [23]. L'analyse de l'épigénome du noyau accumbens des rats, issus en première génération, de parents exposés au THC avant leur conception, révélait des différences de méthylation dans 1027 régions, relativement aux rats témoins dont les parents n'avaient pas été exposés au THC. Ces régions étaient localisées au niveau d'introns, d'exons et de zones intergéniques. Elles comportaient une diminution significative en gènes promoteurs. Il était aussi observé une diminution de l'ARNm correspondant à des gènes impliqués dans la régulation synaptique de la transmission glutamatergique [24]. 

Chez le rat, l'exposition parentale à un cannabinoïde (Win 55,212-2) confère à leur progéniture, à leur adolescence, une vulnérabilité au stress, qui s'exprime par une majoration de leur anxiété dans différentes épreuves. À cet état correspondait, au niveau du cortex préfrontal, un accroissement global de la méthylation de l'ADN, ainsi qu'un accroissement de la transcription des enzymes de méthylation de l'ADN (les ADN méthyl-transférases de type1 et de type 3a), avec une augmentation des ARNm correspondants [25]. 

L'exposition au THC de rats mâles, avant qu'ils se reproduisent, induit chez leur progéniture, dans une large variété d'épreuves, une altération de leurs performances d'attention, qui s'observe jusqu'à l'âge adulte. Elle s'exprime dans un environnement nouveau par une habituation plus rapide (abréviation de la durée d'exploration). Ces modifications surviennent pour des expositions paternelles à de faibles doses de THC, sur des périodes pouvant être brèves [26]. 

Vassoler et al. ont montré que des rattes exposées à un cannabinoïde de synthèse (WIN 55 212) durant leur adolescence, et ce longtemps avant une gestation, donnaient naissance à des femelles sensibilisées aux effets des morphiniques. Cette sensibilisation s'accompagnait d'un accroissement du nombre des récepteurs opioïdes de type mu dans leur noyau accumbens [27]. 

Ainsi, par un mécanisme épigénétique, les individus en âge de procréer qui exposent leurs gamètes au cannabis/THC, confèrent à leur progéniture une vulnérabilité accrue aux drogues. 

Exposition au THC à l'adolescence Effet sur l'appétence à l'héroïne 

La consommation de cannabis/THC à l'adolescence incite à la consommation d'autres drogues. Ce constat, désormais commun, correspond à « l'escalade », et aux polytoxicomanies, dans lesquelles des modifications épigénétiques pourraient, parmi divers autres facteurs, être impliquées. 

L'exposition au THC de rats adolescents induit une surexpression du gène qui, dans les neurones striato-pallidaux, code la synthèse de la proenképhaline (Penk) (précurseur des enképhalines, ligands endogènes des récepteurs opioïdes des types mu et delta, présents dans le noyau accumbens). À cette surexpression est associée une vulnérabilité à l'héroïne, qui s'exprime par une intense auto administration de cette drogue. Cette surexpression est associée à une diminution de l'histone H3 dont la lysine 9 est méthylée (H3K9me). La réciproque de ce constat a consisté en l'induction d'une sous-expression du gène codant Penk au moyen d'un vecteur lentiviral contenant un micro-ARN (miARN) spécifique, ce qui a réduit l'autoadministration d'héroïne chez les rats ayant été exposés au THC [28]. 

Effet sur la cognition 

L'administration de THC à des rattes, à la période de leur adolescence (35–45 jours postnatal), accroît l'activité d'une enzyme (SUV39H1) qui méthyle l'histone H3 sur l'arginine/K en position 9 (H3K9me3). Cette méthylation s'observe 2 h seulement après la dernière exposition au THC (+25 %) ; elle est plus marquée 24 h plus tard (+48 %). Elle est suivie, à la 48e h, d'une augmentation (30 %) de la forme acétylée de cette histone (H3K9Ac). Cette méthylation modifie l'expression de gènes étroitement associés à la plasticité synaptique. L'analyse, qui portait sur 37 gènes impliqués dans la plasticité synaptique, a mis en évidence une diminution de l'expression (avec une baisse de l'ARNm leur correspondant) de 29 d'entre eux ; ces gènes appartenaient aux systèmes endocannabinoïde, glutamatergique, GABAergique, sérotonergique, ainsi qu'à des gènes codant des protéines impliquées dans la modulation de la plasticité neuronale. Cette même exposition au THC a induit des déficits cognitifs. Ils ont été prévenus par la chaetocine, un inhibiteur de l'enzyme SUV39H1 qui méthyle l'histone H3. L'administration de THC à des rattes adultes (et non plus adolescentes) a accru (+54 %) l'histone H3K9me3, à la 2e h après la dernière injection de THC ; cet effet ne persistait pas à la 24e h. Cette administration suscitait la répression de moins nombreux gènes que chez les rattes adolescentes ; les déficits cognitifs étaient moins marqués [29]. Ainsi les modifications épigénétiques diffèrent en fonction de l'âge auquel l'individu est exposé à la drogue, avec, en l'occurrence, une plus grande sensibilité lors de l'adolescence. 

Gerra et al. [30] ont comparé la méthylation de l'ADN (des leucocytes) de sujets des deux sexes, consommateurs de cannabis pour les uns, non-consommateurs pour les autres, en relation avec leur niveau éducatif. Ils ont observé des modifications de méthylation de gènes impliqués dans la transmission dopaminergique et dans la transmission endocannabinoïdergique (récepteurs CB1 et CB2). Ils ont en outre constaté que : pour un haut niveau éducatif le risque d'abus de cannabis était diminué ; les femmes étaient relativement moins consommatrices que les hommes ; qu'il existait un plus haut niveau de méthylation de l'ADN chez les consommateurs de cannabis, au niveau de l'exon 8 du récepteur D2, ainsi qu'au niveau du gène codant un facteur d'adhésion impliqué dans la plasticité synaptique — NCAM1. 

Les différences ainsi constatées pourraient être liées soit à l'appétence pour le cannabis, soit à l'exposition au long cours à cette drogue. 

Effets sur la maturation cérébrale 

Après l'administration de THC à des rats mâles, à la période de leur adolescence (à partir du 28e jour postnatal, tous les 3 jours, avec 8 injections au total) l'architecture morphologique et le profil transcriptionnel de la couche III des neurones pyramidaux du cortex préfrontal ont été étudiés [31]. Ces administrations ont modifié la maturation normale, avec, au début de la période adulte, un élagage prématuré des épines dendritiques et une atrophie des arborisations dendritiques. Ces anomalies morphologiques et transcriptionnelles de la trajectoire des neurones pyramidaux du cortex préfrontal présentent des analogies avec celles qui sont constatées chez les patients schizophrènes. Elles ont un substratum épigénétique ; elles pourraient être associées à un accroissement de la vulnérabilité aux troubles psychiatriques [32]. 


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